Salut, Antoine
Ce matin en me réveillant j’avais oublié quel jour on était.
Seule dans la maison à être debout, j’étais dans la cuisine, occupée à observer le chat des voisins faire l’équilibriste sur le mur de pierre, quand j’ai entendu le pas lourd et monotone du glas.
J’ai ouvert la porte pour laisser entrer le son et pendant quelques instants je suis restée immobile. La lumière du matin était éblouissante, les feuilles du lierre rougies, flamboyantes.
Millions de corps enfouis sous la terre, vies en suspens, terreur, solidarité, chagrin et détresse : il y a 100 ans pile le carnage stoppait. Un carnage né d’un prétexte certes sanglant, mais un prétexte quand même : un archiduc assassiné dans sa calèche un jour de parade.
Dans les convulsions le vingtième siècle est né ce jour-là.
Mémoire des hommes
Je me revoyais un jour de décembre, seule dans le cimetière militaire de Florent en Argonne. La neige avait tout recouvert d’un silence ouaté et le bruit que j’ai fait en ouvrant le petit portail rouillé a résonné fort. Mes traces étaient les seules, aucun moineau n’avait laissé son empreinte légère sur les cristaux blancs.
Après un long moment, des tours, détours et retours en arrière, après avoir lu des noms et des noms, certains avec une croix gravée, d’autres avec un croissant musulman, j’ai fini par le retrouver : Antoine, mon arrière grand oncle, deuxième d’une famille si nombreuse que l’officier d’état civil n’avait pas inscrit les derniers enfants sur le livret de famille … Antoine dont je ne sais rien, à part deux ou trois infos données par ma grand-mère et les renseignements consignés sur l’avis de décès numérisé sur le site http://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr/fr/article.php?larub=3&titre=premiere-guerre-mondiale
Né le 18 février 1889, mort au bois de Bolante, dans la forêt d’Argonne, le 28 mai 1915.
En terre de Champagne
A l’époque j’habitais dans la Marne. Jusque là, la Première Guerre Mondiale avait été pour moi un épisode d’histoire certes dramatique, mais tellement lointain, confit dans le respect obligatoire des commémorations. Mais en vivant sur cette terre marnaise bouleversée durablement par le conflit, qui lui tournait le dos tout en acceptant cet héritage de mémoire, j’ai compris, très concrètement, ce qu’une guerre infernale ravageait dans des vies, mais aussi dans un paysage. Bourgs disparus de la carte car placés sur la ligne de front, remplacés après guerre par des villages-rues construits à la hâte, vieilles bombes retrouvées en retournant les champs, barbelés mêlés au dénivelé sur les parcours de VTT de la forêt d’Argonne …
J’ai vécu, durant ces cinq années marnaises, des moments merveilleux, des soirées improbables et géniales, je m’y suis fait des ami(e) précieux/ses, pour la vie, j’ai appris à reconnaître un Champagne à sa couleur, j’y ai rencontré des épicuriens acharnés.
J’ai aussi réalisé, en discutant un jour avec ma grand mère, que dans ce coin de terre dormait pour toujours le frère de son père. Elle se rappelait, enfant, être allée avec son père cheminot, sa mère, sa grand-mère, son grand-père, se recueillir sur la tombe du frère, fils, oncle. Mais après la gare de Sainte Ménehould ses souvenirs se brouillaient.
J’ai donc fait un travail de détective pour reconstituer les mouvements du bataillon du soldat, retrouver, parmi les cimetières militaires qui ponctuent le paysage vallonné entre Marne et Meuse, celui dans lequel il reposait, quand enfin, en ce jour de janvier 2003, je me suis trouvée face à « lui ». Je suis restée silencieuse. Toute la nature semblait retenir son souffle, engourdie dans cette belle journée d’hiver.
Je suis restée un moment. Enfin, touchant la croix blanche, recouverte d’un petit chapeau de neige, je lui ai dit « Salut, Antoine. Je reviendrai ». Je suis revenue, une ou deux fois.
J’aimais beaucoup cette forêt d’Argonne. Un jour, un détail m’a frappée : ces bois clairs, au vert tendre, aux arbres fins, ces bois n’avaient pas plus de quatre-vingt ans. La forêt, force vitale, était re-née d’elle-même. Programmes de plantations volontaristes d’après guerre ou poussée naturelle du végétal, le paysage s’était recréé, cachant les traces du carnage, des bombardements, les absorbant, aidant la terre à cicatriser.
Cicatriser, continuer, vivre.
« Au revoir, là-bas »
Le père de ma grand mère a eu plus de chances que son frère : soldat pendant quatre ans, prisonnier, échappé, refait prisonnier, protégé de manière invraisemblable par une pièce de métal qui l’a sauvé de la balle d’un soldat allemand qui le visait au coeur, il est revenu et a construit ensuite sa famille, mais il a vécu avec cette perte pour le restant de ses jours, comme ses parents et le reste de sa famille. Antoine, son frère cadet, tombé ce matin là dans le bois de Bolante. D’après les renseignements que j’ai pu récolter, ils furent peu nombreux ce matin-là à crever dans le secteur : une offensive isolée du bataillon allemand de la tranchée d’en face l’a fauché, simplement.
Vivre malgré la perte et le chagrin. Toutes les familles de France et d’Allemagne, des familles d’Algérie, du Sénégal, du Canada, de Nouvelle Zélande, de l’Oregon ou du Kent, d’Autriche ou de Roumanie … ont été touchées par la Première guerre mondiale.
Cicatriser, continuer, vivre. Et se souvenir, aussi.
Salut, Antoine.
Très joli texte. En militant de la paix j’ajouterai « Et créer les conditions d’une paix positive au sens où l’entendait le grand chercheur sur la paix Johan Galtung »