Réalité augmentée

Aujourd’hui je parle de deux livres inventifs, Les Falsificateurs d’Antoine Bello et L’Affaire Jane Eyre de Jasper Fforde. Tous deux ont en commun de jouer avec notre perception de la réalité, en proposant des univers à la fois structurés et décalés.

 

Les Falsificateurs

J’ai commencé il y a quelques jours Les Falsificateurs, roman conseillé par mon amie libraire Emma. J’ai lu une centaine de pages et j’adore. Pitch de base : le narrateur, Sliv, jeune homme débrouillard et idéaliste, terminant ses études de géographie, est embauché pour un salaire superbe dans un cabinet d’études environnementales. Cet emploi est une couverture, il le découvre bien vite, son véritable job étant de falsifier la réalité, réécrire des petits bouts d’histoire officielle, pour le compte d’une mystérieuse entreprise, le CFR : Consortium de Falsification du Réel (on s’y croirait).
J’en suis à sa première tentative de falsification de la réalité, sous la houlette de son mentor, Gunnar. Les dialogues sont vivants et, pour l’instant, l’intrigue très bien plantée. J’imagine que je ne suis pas au bout de mes surprises et je m’en régale d’avance.

Bello

 

En voici deux extraits :

« Vous devez répondre à deux questions importantes. Que voulez-vous faire de votre existence ? Et saurez-vous vivre avec le poids du secret ? Prenez le temps de réfléchir ; je ne vous attends pas au bureau avant lundi prochain ».

 

Gunnar insista également pour que je fabrique moi-même la majorité de mes sources . « De plus en plus de jeunes agents, déplora-t-il, pensent qu’il leur suffit de modifier un nom ou un chiffre dans des bases de données pour accréditer leur scénario. Ils commettent là une profonde erreur. L’altération, pour nécessaire qu’elle soit parfois, ne saurait se substituer à une bonne source ad hoc. C’est ce qu’a compris Lena Thorsen quand elle a créé cette association pour la culture thessalique et décidé d’en rédiger les minutes sur vingt ans. Quelle meilleure façon de camper des personnages, d’installer une chronologie ? Un bon agent contrôle ses sources, voilà ce que nos jeunes recrues, sans doute effrayées par le travail considérable que représentent ces créations ex nihilo, oublient trop souvent.

 

L’Affaire Jane Eyre

Lire Les Falsificateurs m’a rappelé un autre roman découvert il y a quelques années, L’Affaire Jane Eyre, qui lui aussi manipule la réalité, mais de manière différente. Dans Les Falsificateurs, le narrateur se voit proposer le rôle de créateur, de démiurge, avec tout ce que cela a d’excitant et de vertigineux. Il dispose, grâce au CFR, d’un arsenal d’outils pour parvenir à ses fins : falsification de sources, inventions de pièces, recréation de souvenirs, même un « bureau des Légendes » pour les créations de personnages. Pourquoi doit-il faire cela? Pour qui ? On ne le sait pas. Pas plus qu’on ne sait où commence ni où s’arrête la réalité. Sacré tour de force.

 

Dans L’Affaire Jane Eyre, de Jasper Fforde, les choses sont posées plus clairement : on est dans un monde qui ressemble au nôtre, mais avec des différences notables, proposées dès le départ par l’auteur : Fforde a fait en amont le boulot que le CFR demande à Sliv…
Nous voici donc dans l’Angleterre de 1985. Le pays est toujours en guerre contre la Crimée – depuis 130 ans – les gens se baladent en dirigeables et le Pays de Galles est indépendant. L’héroïne, Thursday Next (elle-même vétéran de la guerre de Crimée) se balade dans les pages du célébrissime roman Jane Eyre, à la poursuite d’un méchant prénommé Achéron Hadès, en profite accessoirement pour changer la fin du livre de Charlotte Brontë, fin qui de toute manière ne convenait à personne, et retourne périodiquement dans le monde réel pour les repas de famille ou retrouver son ancien fiancé. La fin est une mise en abyme sympathique de l’histoire de Jane Eyre.

Il faut s’accrocher tellement l’auteur a d’idées mais son univers parallèle totalement assumé, fait de fans de littérature et de cassures spatio-temporelles, m’a charmée avec ses trouvailles originales. Un univers où la question de la paternité des œuvres de Shakespeare fait l’objet de règlements de comptes entre gangs, où l’on passe des livres au monde réel via d’ingénieux stratagèmes.
Le genre de livre dans lequel je barbote avec délectation.

 

Extrait :

Fforde

– Qui êtes-vous, nom de Dieu ? Demanda Hobbes.
Elle le gifla violemment ; il chancela avant de se ressaisir .
– Je m’appelle Grace Poole. Je ne suis peut-être qu’une servante, mais vous n’avez pas le droit de prononcer le nom du Seigneur en vain. Je vois à votre accoutrement que vous n’êtes pas d’ici. Que voulez-vous ?
– Je viens, hum, de la part de Mr Mason, bredouilla-t-il
– Foutaises, rétorqua-t-elle d’un air menaçant.
– Je veux Jane Eyre.
– Mr Rochester aussi, répondit-elle, placide. Mais il ne l’embrasse même pas avant la page cent quatre-vingt-un.
Hobbes jeta un regard dans la chambre. La folle était en train de danser en gloussant, pendant que les flammes s’élevaient en hauteur sur le lit de Rochester.
– Si elle tarde à venir, il n’y aura pas de page cent quatre-vingt-un.

 

 

Pas de limite à l’imagination !

Ces deux livres laissent une place de choix à l’imaginaire et font preuve d’une grande inventivité : création d’un univers cohérent et maîtrisé, mises en abyme, réflexion sur la création littéraire et la perception du monde, tout ceci dans un style vivant, avec des personnages qu’on a plaisir à suivre.

L’écrivain haïtien Gary Victor affirme qu’il accorde plus d’importance au récit qu’au style (après avoir lu quelques extraits de son livre Le sang et la mer je trouve pourtant qu’il a un style magnifique, très riche) : « Quand on me dit en France que Gary Victor a une belle écriture, je préfère les Anglais qui diraient : « tu crées de belles histoires, de bons personnages et de bons univers ».
Pour lui il est primordial de laisser de la place « à l’imaginaire, au récit ».

J’adhère. J’ai beaucoup plus d’admiration pour un auteur au style bon voire très bon sans être flamboyant, qui m’embarque dans son histoire, qui me fait croire à son livre, plutôt que pour un virtuose de la prose encombré par son ego. Le style pour le style ennuie et ne va nulle part.

En outre, ce genre de livre encourage les apprentis écrivains. Ils donnent l’impression qu’avec de la persévérance, on peut arriver à créer une histoire de bout en bout, avec ses propres personnages et dialogues, son rythme et sa cohérence … C’est l’Internationale des livres, organisation invisible où les ouvrages existants encouragent ceux à venir.