Palimpseste de Gore Vidal

 

Dandy américain

 

Gore Vidal

 

 

 

Il a traversé le vingtième siècle avec désinvolture, cynisme et une étrange sincérité.

 

Tout est surprenant et inattendu avec Gore Vidal : issu de la grande bourgeoisie bon chic bon genre de la Côte Est, il s’en démarque pour devenir le premier écrivain ouvertement gay, revendiquant son homosexualité dans un pays très conformiste. Dandy ironique, il se lance avec fougue et conviction dans les campagnes sénatoriales. Démocrate convaincu, il est écoeuré par la légèreté et les mensonges de la famille Kennedy, qu’il a bien connue :
Déjà à cette époque je trouvais que la famille en dehors de Jack (John Kennedy), était assez pitoyable, et que le père n’avait sa place qu’en prison. 
Séducteur assumé, papillonnant d’homme en homme, il cache pourtant un jardin secret, une blessure.

 

 

Hollywood + Washington

Ces paradoxes font tout l’intérêt de cet imposant « Palimpseste » que je n’ai lu d’abord que d’un œil distrait. Je trouvais le début assez plat, sans style, sans cohérence temporelle. Puis j’ai trouvé les allers retours entre passé et présent maîtrisés, son apparente superficialité de chroniqueur des potins de Hollywood se faisait tout-à-coup pleine de réflexion, faisant appel à Montaigne alors qu’il parlait des scénarios qu’il rédigeait pour la Paramount.

De Franck Capra, le réalisateur d' »Arsenic et vieilles dentelles » (décrit comme un paysan sicilien superstitieux et maccarthyste) à Tennessee Williams, (« L’Oiseau », comme il l’appelait), de Greta Garbo, drôle et taciturne à Paul Newman, « star avant d’être acteur », on découvre plein d’anecdotes. Sans compter que son impressionnant carnet d’adresses est un régal pour une cinéphile amatrice de politique et de littérature : Jackie Kennedy, Cary Grant, Hillary Clinton, Truman Capote, Tennesse Williams, Jack Kerouac et Allen Ginsberg : ils les a tous côtoyés plus ou moins longuement.

 

 

Jackie Kennedy

 Jackie Kennedy

 

 

Trois sujets fondamentaux :

La littérature et la création littéraire

Vidal fait la synthèse, dans son livre et dans sa vie, entre écriture « de commande » et écriture de ses propres livres. Il a besoin d’argent, ne s’en cache pas et écrit des tonnes de scénarios pour Hollywood et de pièces pour Broadway ou le West End londonien. Ses maîtres sont l’écrivain français Montaigne et l’auteur latin Lucrèce. Face à Allen Ginsberg, pape de la Beat Generation, qui se moque de son statut de riche auteur à succès, il montre le respect qu’il a pour l’écriture et dévoile un sens moral surprenant, ce qui est l’occasion d’un beau débat entre ces deux écrivains radicalement différents :
« Juste au moment où je commençais à comprendre ce que pouvaient être l’écriture et le meilleur moyen d’étudier la vie, vous êtes arrivés en prêchant un mysticisme confus, genre Étoile d’Orient. Je voulais que les gens réfléchissent. Vous vouliez qu’ils existent. Eh bien, ils existent, de toute façon. Mais encourager le public le moins instruit – et le plus exposé à la propagande – à ne pas réfléchir sur les raisons pour lesquelles les choses sont ce qu’elles sont, cela relève de la cruauté ». (…) Nos divergences étaient totales.

 

L’engagement politique

Il a une franchise et une droiture dans son engagement politique qui détonnent avec le milieu compassé et plutôt conservateur dont il est issu. Avec énergie et un certain courage, il assume son engagement de gauche à un moment où le maccarthysme fait rage et coupe net certaines carrières. Il est un observateur sévère de la société de son pays et son impérialisme ravageur.

Juste derrière le beau bâtiment blanc neige de la Cour suprême, les rues ont l’air d’avoir été bombardées au cours d’une guerre perdue il y a déjà bien longtemps ; C’est là que vit la majorité noire de la ville. Et les occupants du Capitole continuent à parler avec insouciance de la démocratie, de la justice, des droits de l’homme et du monde libre. Heureux le pays sans mémoire collective. Mais pour peu que l’on observe les tableaux et les statues qui ornent les bâtiments et les jardins publics, on se rend compte que tout le monde a été avalé par le temps ou remodelé pour répondre aux nécessité actuelles, comme Lincoln, que les instituteurs nous vendent désormais comme un abolitionniste ressuscité.

 

L’homosexualité

Il en parle avec simplicité et crudité. Pour lui, la société américaine a un sérieux problème, en catégorisant, refoulant, ostracisant l’homosexualité alors qu’il la vit comme une évidence paisible.

 

 

Le créateur de son propre personnage

En fait, tel un Palimpseste (voir mon article précédent sur ce sujet) qui donne son nom au livre, un deuxième visage se révèle peu à peu sous le premier, qui est peut-être un masque, peut-être pas. A la fin de la lecture, on a ainsi fait connaissance avec :

Gore Vidal n°1, se décrivant lui-même, avec aplomb, comme un « serial séducteur » insensible, aux centaines de conquêtes, qu’il décrit avec détail et complaisance. Il se conforme pour le public au personnage qu’il a décidé de créer, mais qu’il est, sans doute, aussi : arrogant, mondain, cynique, insensible, superficiel.

Gore Vidal n°2 : profond, sincère, engagé, courageux, honnête, avec une droiture morale en contradiction avec Gore Vidal n°1.
J’aime bien ce passage qui montre la dualité de l’homme, en pleine soirée « mode et politique » sous les Kennedy, à la Maison Blanche :
Mes nerfs – qui ne sont déjà pas un cadeau quand tout va pour le mieux – étaient mis à rude épreuve et j’interprétai cela comme la revanche d’Apollon pour me punir d’avoir tardé à réorienter ma vie, comme je me l’étais promis. Je n’ai jamais aimé les mondanités, d’aucune sorte et plus elles sont pompeuses et moins je les aime. Les affaires de clan, si l’on n’est pas membre du clan, ont quelque chose de cauchemardesque : tout le monde essaie d’attirer l’attention du souverain. Mieux vaut, de loin, lire Saint Simon que de regarder bêtement le Roi-Soleil flamboyer.

Son habileté, sa liberté d’écrivain est de laisser les deux interprétations ouvertes. Au lecteur de se faire une opinion. Lui referme le livre et tire sa révérence : « un honnête homme, c’est un homme mêlé », disait Montaigne.

  

 

  Montaigne par Enki Bilal

 Montaigne par Enki Bilal