Monk, par Laurent De Wilde

Who are you, Thelonious Monk ?

Monk biographie
Monk, par Laurent de Wilde

Swing

Laurent De Wilde déroule sa partition d’écrivain jazzman pour nous faire découvrir Thelonious Monk, ovni du jazz, créateur musical hors normes, dans cette biographie swing et attachante.

 

Le bouquin commence style Big Band :

New York, New York, New York. ça grouille, là-dedans. Le monde entier s’y concentre. Un grand, grand salon. Du verre, de la brique, du fric, du bruit, du néon, des pompiers, des trous, des étés moites. Du jazz, plein. Quand on regarde Manhattan de bateau, en arrivant par le Sud de l’île, on voit quelque chose de solide, élancé et fier. Épaules minces mais musclées, taille étroite, les pieds bien à plat. Costume taillé près du corps. Pas gros poussah, comme Los Angeles, ou haltérophile, façon Dallas. Non, Manhattan, vue d’en-bas, c’est plus un coureur de fond, ou un sauteur à la perche, peut-être. ça, c’est la façade, la réclame. Et puis quand on rentre dedans, ce sont les coulisses. ça vibre, pète, construit, oublie, dévore. Je ne comprends pas comment cette ville a pu recevoir l’invraisemblable sobriquet de Grosse Pomme. C’est gentil une grosse pomme, ça a les joues rondes et la queue en l’air, sans penser à mal. C’est plutôt un truc de la cambrousse, pas prétentieux. New York, ce serait plutôt l’inverse. Les musiciens de jazz disent que c’est eux qui ont ainsi baptisé la ville, car quand on s’y rendait pour jouer, on savait qu’il fallait être fin prêt, au risque de se griller définitivement. Alors on avait quelque chose qui serrait autour du cou, et c’était dur d’avaler, tellement on avait une grosse pomme d’Adam. Si cette histoire est vraie, alors cette ville il faut la rebaptiser. Les Grosses Boules, cela me semble plus adéquat. Bienvenue aux Grosses Boules, son casino, ses bains de mer.

J’ai adoré le premier tiers, avec de bons retours de flamme particulièrement vers la fin, car Laurent De Wilde, lui-même jazzman talentueux – découvert à cette occasion – tente avec un enthousiasme communicatif de mettre en écriture sa musique de prédilection. Listen to this :

Quand on regarde un protozoaire au microscope, on dirait qu’il est en train de danser sur un disque de James Brown passé en 78 tours. Et quant aux petits cils vibratils de la paramécie, je ne pouvais pas m’empêcher en classe de Sciences Nat d’imaginer au bout de chacun d’entre eux une minuscule cymbale ou un tambour, jouant ainsi une musique microscopique. Quel orchestre ! On ne s’entendrait plus parler !

 

You got rythm

Sa plume se fait très vivante pour décrire avec rythme et vivacité le contexte politique, social et racial qui préside paradoxalement, tout autant que le talent des musiciens, à la naissance du mythe de Harlem, Mecque de la musique jazz noire. Il déploie également de vraies ressources de conteur pour les sessions de concerts montrées côté scène, comme seul un musicien est capable de le faire, décrivant un Monk devenu musique : les doigts posés à plat qui frappent les touches, le corps massif qui danse, vissé au piano, ainsi que les scènes de répétition, où sa personnalité impressionnante, charismatique dans son silence, stimule ou déstabilise ses compagnons de band.

 

« For me, music and life are all about style »

Cette citation est attribuée à Miles Davis. Monk, son frère ennemi, avec qui les rapports furent rugueux, semble avoir fait sienne cette affirmation, créant un style unique où la vie devient musique et la musique une fulgurance.

On sent chez l’auteur une volonté de comprendre le mystère Monk et l’originalité de cette biographie est d’aller bien au-delà de la description de la vie d’un grand jazzman américain. Laurent De Wilde nous entraîne dans une réflexion sur la musique et notre rapport à elle, occasion pour lui de cheminer entre silence et son, entre lumière et ombre, entre raison et folie – Monk terminant sa vie dans un mutisme radical, réfugié avec sa femme chez la richissime baronne Pannonica de Koenigswater.

 

Voici un bel extrait sur le silence :

Souvent le silence est synonyme d’absence, de vide. Il faut gueuler pour exister. Quand on ne dit rien, c’est qu’on ne pense rien. Certainement pas chez Thelonious. Dans les petites classes de musique, où des gamins de quatre ans apprennent à chanter ensemble, le plus dur travail de l’éducateur consiste à faire comprendre à l’enfant que, quand il ne chante pas, la chanson continue d’avancer, en rythme, et que le silence n’est pas une suspension, mais une réserve. Une réserve de souffle, d’idées, de musique. Monk, il croit à cette réserve, inépuisable, du silence. Il entend la musique autant qu’il la joue, et il n’y a pas beaucoup de musiciens dont on puisse dire cela. Alors pourquoi parler dans la vie ? C’est un luxe ! Il a un petit tourne-disque dans la tête, et ça joue tout le temps, là-dedans. Et puis on peut s’observer, se sentir, s’entendre, sans avoir à ouvrir le bec ! Hank Jones raconte qu’il a fait un trajet de six heures avec Monk et Bud assis côte à côte. Ils n’échangèrent pas un mot de tout le voyage. Arrivés à destination, chacun se dirige vers sa loge et, au moment de se quitter, Bud dit à Thelonious : « Nice talking to you ». Content de te causer ! Typique ! Ils n’avaient pas besoin de se parler ces deux-là, tout passait par ailleurs…

Pour finir

Ce qui fait l’originalité de cette biographie en fait aussi, en partie, sa limite : d’intrigant au début, le processus se fait un peu répétitif je trouve, et l’admiration sans bornes que l’on sent chez Laurent de Wilde pour le génie musical de Thelonious Monk et pour la singularité de l’homme se mue en une fascination qui transforme la biographie en hagiographie.

Il reste de superbes passages sur la musique, la création et, grâce à ce livre, la découverte d’un grand musicien du vingtième siècle.

 

De la musique avant toute chose

 

Article écrit en écoutant « Round midnight », « Straight, no chaser », « Monk’s mood », « Pannonica », « Crepuscule with Nellie »

 

Prochain article : Ma mère du Nord, par Jean-Louis Fournier