Meurtre dans un Jardin indien, de Vikas Swarup

L’intrigue de « Meurtre dans un jardin indien » est simple et savamment construite : un riche jeune homme, beau et complètement pourri, se fait assassiner lors de la garden party organisée chez lui pour fêter son propre acquittement pour meurtre (il a tué quelques temps auparavant une jeune serveuse et son père, ministre de l’Uttar Pradesh, l’a tiré d’affaire). Il y a six suspects, six mobiles, six alibis.

C’est le point de départ d’un livre opulent, passionnant, drôle et grave : « Une bombe déguisée en feu d’artifice » prévient la quatrième de couverture, citant Philippe Chevilley, des Echos.
Feu d’artifice, oui ! Celui d’une narration maîtrisée à la perfection : les fils s’entremêlent sans effort apparent, formant un canevas serré. L’histoire se construit, chaque témoignage éclaire les faits et dévoile un peu plus la réalité bigarrée d’un pays-continent, flamboyant, misérable et fascinant, tout en enrichissant l’intrigue policière et ses rebondissements.

 

meurtre

Ce portrait en technicolor de l’Inde d’aujourd’hui imprime intérieurement la rétine, alors que l’on absorbe toutes ces couleurs, ces images. Le risque aurait pu être d’en faire trop, de gaver le lecteur avec une matière surabondante, mais Vikas Swarup tient un bon équilibre entre gravité, humour, ironie, flamboyance, réalisme et merveilleux. Il utilise la liberté de l’écrivain avec virtuosité et à propos, n’hésitant pas à se servir d’un spectacle de spiritisme raté comme subterfuge à l’incroyable – et aléatoire – transformation mystique d’un notable corrompu en Mahatma Gandhi himself. Cette anecdote utilise avec malice et finesse les clichés les plus éculés sur l’Inde, ses maîtres spirituels plus ou moins labellisés et sa figure tutélaire de la non-violence.

Les six suspects illustrent le pays actuel et sa diversité sociale, sexuelle, économique, avec des moments poignants ou hilarants. Certains personnages sont savoureux comme Larry Page, l’américain légèrement abruti et complètement inculte, homonyme du patron de Google, qui débarque en Inde à la recherche de l’épouse idéale. Après avoir travaillé dans un centre d’appels où son accent américain fait merveille et s’être fait capturer par des terroristes religieux pris d’assaut par le FBI, il finit par trouver la perle rare !

Dans la riche galerie de personnages, mes deux préférés sont Shabnam Saxena et Eketi.
Shabnam Saxena est le nom de scène d’une starlette bollywoodienne, intelligente et ambitieuse. Effaçant son passé d’anonyme provinciale – mais ne parvenant pas à l’oublier – elle tente de construire son destin en contrôlant son entourage et chacune de ses actions. Elle croit maîtriser les règles de son jeu, mais l’apprentie Pygmalion se fait à son tour manipuler par son assistant et une jeune sosie carriériste et sans scrupules. Une épreuve décisive va à la fois la révéler à elle-même, la rapprocher de sa famille et changer radicalement le cours de son existence. Tous les masques tombent… ou presque. Shabnam Saxena est le type même de la jeune femme qui a compris les rouages d’une société dure et se sert de ses armes – intelligence et beauté – pour ne pas être écrasée.

Eketi est, d’une certaine manière, son opposé. Habitant une île reculée, ne connaissant rien aux codes du monde moderne, il oppose à la société des apparences sa pureté et son intégrité. Considéré comme laid, victime de racisme, il cherche à comprendre les gens qu’il rencontre avec candeur et sagesse et touche ceux que la société ne voit pas, mais qui ont appris, à leurs dépens, à voir au-delà des apparences : Dolly, le « hijra », paria au corps d’homme et à « l’âme de femme » et Champi, la jeune aveugle au visage monstrueux, déformé par la catastrophe de Bhopal. L’amour de Champi et Eketi, touchant et magnifique, semble sorti d’un « sequel » du Petit Prince, tellement ils illustrent la fameuse citation : « on ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux ».
Signe d’un certain pessimisme – réalisme ? – de l’auteur, le personnage le plus pur de l’histoire connaît une fin tragique, presque expiatoire. L’inspecteur de police l’avait prévenu : « Nous habitons un pays étrange et sublime. On y rencontre les êtres humains les meilleurs, et aussi les pires. On peut aussi bien y avoir affaire à une générosité sans pareille qu’à une cruauté qui dépasse l’entendement. Pour survivre ici tu dois changer ta façon de penser ».
Il n’y est pas parvenu, il n’a pas survécu.

 

Car le feu d’artifice cache une vraie bombe : page après page, le monde s’offre dans un spectacle peu reluisant : des politiciens corrompus, un fils à papa profitant de son statut pour humilier et violer, des notables infects et suffisants… Mensonges et manipulation semblent les seuls moyens de s’en sortir dans une société dure et hypocrite, particulièrement pour les femmes, comme le résume Shabnam Saxena d’une formule lapidaire : « l’épouse peut être séduite, la putain achetée ».
L’ambivalence de la dialectique maître-esclave, où chacun tente de tirer parti de sa situation dans une société très hiérarchisée est rappelée plusieurs fois : dans le rapport entre Mohan, le notable irascible touché périodiquement par la grâce et son serviteur qui ne vit que pour marier sa fille, ou dans les rapports troubles entre Shabnam Saxena, son sosie Ram Dulari et son assistant véreux Dhola.
Dans une pirouette finale, l’auteur rappelle, en citant Nietzsche, qu’ « il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations ». Qui a tué ? Quelle est la réalité ? Où est la vérité ? Il y autant de possibilités qu’il y a de facettes aux boules brillantes décorant la maison de l’affreux Vicky Rai le soir de sa mort.