Le Voyage de l’Éléphant de Jose Saramago

L’éléphant et sa troupe

Au seizième siècle, un pachyderme traverse la moitié de l’Europe, escorté par un bataillon d’humains peu habitués à ce genre de mission. Déplaçant son impressionnant gabarit de montagnes en plaines, l’animal a des préoccupations (brouter, se dégourdir les pattes, se reposer) en total contraste avec les enjeux politico-militaires qui entourent son périple de 3000 kilomètres. Car l’éléphant est un cadeau de poids, fait par une tête couronnée espagnole à une future tête couronnée autrichienne.
Ce décalage entre l’apparente indifférence du « personnage » principal et les considérations humaines nous vaut des scènes picaresques ou irréelles et crée un ressort comique qui court tout au long du livre, l’éléphant semblant parfois la seule réalité tangible de l’histoire (sauf quand il disparaît dans le brouillard).

Saramago

 

 

Un écrivain au sommet de son art

Ce livre m’a énormément plu, pour deux raisons principales : son humour discret et omniprésent, et son style éblouissant.
Saramago arrive à construire un récit rigoureux, vivant, pittoresque, à partir d’une intrigue somme toute assez mince, même si elle est originale, toute entière contenue dans le titre : il raconte « le voyage de l’éléphant ».

Autre constat : il manie la langue avec une virtuosité impressionnante. Je n’aime pas d’habitude les séquences narratives interminables, ou présentant une ponctuation aléatoire. A quelques géniales exceptions près (dont Flaubert et certains passages d’Albert Cohen), je trouve que cela cache souvent un manque de rigueur dans le style. Less is more. Mais nous sommes ici dans un jeu de langue maîtrisé, où rien n’est laissé au hasard. Les phrases immenses donnent une impression d’espace infini, écho stylistique aux terres inconnues traversées par l’éléphant et son cortège bigarré.
Les meilleurs livres, selon moi, sont ceux qui laissent une impression. Banalité certes, mais vérifiée à chaque fois. Certains ouvrages écrits avec beaucoup de talent et de savoir-faire ne m’ont laissé aucun souvenir. D’autres m’accompagnent depuis des années et les re(re-re-re)lire ouvre à chaque fois une fenêtre, petit monde que je porte à l’intérieur. Ils créent des associations de pensées fortes et durables.

 

 

Correspondances

Je ne suis pas une fan des pages de description. Mais l’écriture du groupe, hommes et animaux, se perdant dans la brume pour réapparaître ensuite, tels un point d’interrogation flottant à la surface des choses, est d’une grande puissance narrative. Ces pages mystérieuses, où la littérature m’emporte, font écho à une musique que j’écoutais enfant : « Dans les steppes de l’Asie Centrale » de Borodine. J’adore le début, encore plus la fin, avec les notes fragiles tenues par le violon et la flûte, en diminuendo, jusqu’à devenir silence, comme une caravane disparaissant dans la brume ou la poussière des steppes. J’ai voyagé très loin dans le canapé de mes parents au son des Steppes de l’Asie Centrale. J’ai fait plusieurs fois le tour du monde et vécu plusieurs vies avec certains livres, dont Le Voyage de l’Éléphant.

 

 

Borodine