La fin de l’homme rouge de Svetlana Alexievitch

Témoignage après témoignage, une fresque unique 

Mon frère Jean m’avait prévenu : tu verras, c’est un peu dur … ce livre lui a été conseillé par Tomek, son libraire préféré (librairie La Cédille, rue des Volontaires, Paris 15 e arrt).

Un peu dur est un charmant euphémisme, mais la puissance d’écriture, le choix d’un procédé littéraire original, encore peu utilisé en France, le sujet passionnant font de cet ouvrage un bloc d’histoire humaine. Le projet est titanesque, et se lit comme un documentaire hallucinant sur un monde englouti : Svetlana Alexievitch a décidé d’interviewer, dans les années qui ont suivi l’effondrement du bloc soviétique, des dizaines de personnes anonymes sur la vie d’avant, la vie de leurs parents, les changements de la société russe … pour essayer de comprendre et de rendre compte de « la fin de l’homme rouge ». Pas de géopolitique ou de cours d’histoire ici.

“Je pose des questions sur l’amour, la jalousie, l’enfance, la vieillesse. Sur la musique, les danses, les coupes de cheveux. Sur les milliers de détails d’une vie qui a disparu. C’est la seule façon d’insérer la catastrophe dans un cadre familier et d’essayer de raconter quelque chose. De deviner quelque chose … l’histoire ne s’intéresse qu’aux faits, les émotions, elles restent toujours en marge. Ce n’est pas l’usage de les laisser entrer dans l’histoire. Moi, je regarde le monde avec les yeux d’une littéraire et non d’une historienne.”
La lecture est éprouvante, tellement les destins des personnes interviewées ressemblent la plupart du temps à des trajectoires brisées, des vies étouffées, tellement les anecdotes décrites ont leur part de tragique. Mais la manière discrète et attentive qu’a l’auteur d’être présente à leurs paroles, le mouvement ample, impressionnant, constitué par la polyphonie de toutes ces voix, redonne à ces vies toute leur force et leur dignité.

 

La consécration de la « creative nonfiction »

C’est écrit par une écrivain née soviétique, en Ukraine, passée par le journalisme durant ses années biélorusses. De là vient peut-être ce souci de retranscrire, de rendre compte et ce talent d’intervieweuse, à qui ses interlocuteurs acceptent de se confier, pour donner un livre-témoignage incroyable. La réalité de toutes ces existences entremêlées, empilées, unies par ce qu’elles ont vécu – l’époque soviétique puis sa fin – finit par créer une oeuvre à la frontière de la fiction, fresque magistrale à hauteur d’homme et de femme.
Svetlana Alexievitch a obtenu le prix Nobel de littérature en 2015 et c’est largement mérité. Elle est, apparemment, une des chefs de file d’un genre littéraire encore peu utilisé en France, la “creative nonfiction”. C’est passionnant, car cela questionne, entre autres, le rapport entre écriture, réel et création. Et aussi cela rend hommage à des voix qui sinon se seraient perdues dans les plaines de l’Oural, les montagnes du Caucase, les forêts glacées de Sibérie ou les rues bruyantes de Moscou.

 

Alexeievitch